***Article(s) en date du 4.3.07***

Des mots, des maux, des larmes, et des impostures

Qu'il soit officiellement noté que je suis un professeur sadique, j'en ai la preuve, j'ai fait pleurer une élève. Deux fois. Elle avait aussi, apparemment, un sourire aux lèvres. Car en plus d'être sadique, je suis aussi un paradoxe. Bon anniversaire.

Sur un tout autre registre, on dit souvent (et c'est un fait avéré, puisque même moi, je le dis souvent) que le niveau moyen de la culture des individus semble baisser progressivement et de plus en plus inexorablement vers un marasme fadasse de néant cérébral. A part quelques valeurs sûres et toujours à la mode comme Baudelaire ou Rimbaud, les nouvelles générations (et même la mienne, fichtre !) semblent plus préoccupés par la dernière liposuccion de Lorie que par le séisme qu'à causé "Les Bienveillantes" dans le paysage littéraire.

Néanmoins, l'une des constantes de la dé-culturisation est la politique de l'autruche qui consiste à faire semblant d'être cultivé face à ce vide abysmal. L'avantage, c'est qu'entre gens absolument pas cultivés, le jeu de miroirs de l'imposture peut se renforcer de ce reflet de reflet, comme une mise en abîme, et le terme sémantique de cette expression n'a jamais été plus à propos que dans ce cas là.

Malgré le développement de la télé à toute heure et l'illetrisme grandissant, la lecture demeure apparemment néanmoins une valeur sûre pour faire semblant d'être cultivé. Selon une étude récente, par exemple, un britannique sur trois avoue avoir déjà menti et prétendu avoir lu tel ou tel livre pour paraître plus intelligent ou cultivé. C'est probablement pour cela que même en France, si parler de ses lectures est toujours vaguement à la mode, parler de leur contenu est un sujet tabou. En effet, on n'est jamais à l'abri d'un Morrissey dans l'âme ("you claim these words as your own but I've read well...") ou, gasp, d'un VRAI lecteur. Quel embarras, lorsqu'on vient de prétendre lors d'une soirée semi-mondaine avoir relu le Rouge et le Noir pour faire bien, de se voir demander son opinion des actes de madame de Rênal et de n'avoir qu'un "Qui ça ?" ou un "Hein ?" disgrâcieux à répondre. Ou le silence gêné après avoir affirmé que Flaubert était fort inspiré en écrivant ce livre.

(Note aux quelques gens ayant du mal avec les livres qui seraient arrivés ici par hazard, si la phrase précédente est censé faire sourire, c'est que c'est Stendhal et non Flaubert qui a écrit le Rouge et le Noir. Non, ce n'est pas non plus Jeanne Mas)

La mode du faux se répands donc en tirant avantage de la vacuité culturelle ambiante. Après les années 80 et leurs fausses blondes platines, les années 90 et leurs faux seins siliconés, bienvenue au XXIeme siècle, grand maître des faux lecteurs et de la fausse culture.

Mais je crois que le plus effarant (ou inquiétant, pour ces fous parmi vous qui nourrissent encore vainement en leur sein quelque espoir vis à vis de la nature humaine) c'est que même le faux lecteur et sa fausse culture subissent AUSSI un nivellement par le bas. Sans rire. Voici le top 10 des livres qu'on a fait semblant de lire, selon une étude anglaise :

1. The Lord of the Rings – J.R.R Tolkien
2. War and Peace – Leo Tolstoy
3. Wuthering Heights – Emily Bronte
4. Men are from Mars, Women are from Venus – John Gray
5. 1984 – George Orwell
6. Harry Potter and the Philosophers Stone – J.K Rowling
7. Great Expectations – Charles Dickens
8. Jane Eyre – Charlotte Bronte
9. The Da Vinci Code – Dan Brown
10. Diary of Anne Frank – Anne Frank

Passons sur Lord of the Rings, qui a mon avis est en première position plus à cause des films que suite à ses qualités littéraires. Oui, il y a clairement des monuments, là dedans, mais franchement ? Da Vinci et Potter... Quel est l'intérêt, pour paraitre cultivé, de faire semblant de lire des mouvements d'effets de mode ? C'est comme si un faussaire cinéphile faisait croire qu'il avait vu le dernier film Pokémon. C'est peut être pour ça que tant de gens en font tout un foin : justement parce qu'ils ne les ont pas lu...

Aparté : une petite conversation et mon coeur qui fond pendant que j'écrivais cette article vous donnent le droit à une citation du jour bonus.

Retour dans le vif du sujet. Cette réflexion apparait dans un contexte pourtant favorable à la lecture. En effet, contrairement à ce que l'on pourrait croire, les ventes annuelles de livres sont actuellement en hausse en France. Ce qui est plutôt une bonne nouvelle pour les éditeurs et les nombreux, très nombreux jeunes auteurs (c'est Beigbeder qui disais que la France était ce pays paradoxal où il y avait presque un auteur par lecteur). Mais on est en droit de s'interroger sur l'avenir de ces livres. J'explique, en m'appuyant sur un exemple que je connais sur le bout des doigts : moi.

Je suis pour ma part ce qu'on pourrait appeler un gros lecteur. Et je ne parle pas de mon poids, mais plutôt de mon débit. En petite forme et débordé de boulot, je lis un livre par semaine. Quand j'ai un peu moins de travail, je monte à trois voire quatre. Sans compter les comics et les blogs, mais c'est un autre sujet. Je suis, de plus, un collectionneur/acheteur compulsif de livres. Souvent, j'ai une envie, aussi pressante qu'une envie de sexe, de lire telle ou telle oeuvre, tel ou tel auteur. Comme je fais peu de shopping, mes excursions dans les librairies se transforment souvent en véritables raids desquels je ressors avec cinq à dix livres sous le bras. Et parfois, le temps d'en lire une partie, le désir pressant s'efface, et l'un ou l'autre des sandouiches de pages termine temporairement son parcours sur une étagère, dans la fraicheur virginale d'un livre non lu, et rejoins le club privé des livres-a-lire-en-retard sur mes étagères. Ces derniers finissent toujours par être lus, mais en général ils se feront "doubler" par une nouvelle envie pressante et un nouveau raid en librairie.

J'ai donc en permanence chez moi une étagère spéciale réservée à mes livres en retard, dans laquelle je puise néanmoins régulièrement pour en diminuer l'épaisseur, ou pour faire renaitre l'ancien volcan qu'on croyait trop vieux ("Ah oui ! C'est vrai ! Il fallait absooooooooooooolument que je lise ça !"). Mais face à ce comportement de l'impulsif/compulsif que je suis parfois en termes de lecture, et au vu de ce qui précède, je me demande maintenant si certains livres ne sont pas achetés par certaines personnes dans le but principal, justement, de ne pas être lus, mais plutôt d'être exposés bien en évidence dans une bibliothèque pour impressionner les copains éventuels en visite.

Poussons le vice et la simulation un peu plus loin, toujours en partant du principe que la vacuité culturelle est auto-gérée et croissante, en imaginant la scène où un ami va justement s'extasier devant la bibliothèque.

"Ouah ! Tu as lu les Mémoires d'Outre Tombe de Chateaubriand toi ? Classe ! C'est bien ?"
"QUE-WAAAA ? Tu l'as pas lûûûû ? Hân, mais c'est un incontournââââble !"
"Ah ? Mais, ca parle de quoi ?"
"Bin, tu vois, comment t'expliquer... Hân, je peux pas, c'est trop... trop profond, t'vois, faut le lire, tu comprends ?"
"Ouais, tu me le prête ?"
"Bien sûr !"

Et le virginal ouvrage changera alors de main, passant du statut de livre non lu sur la bibliothèque de l'un à livre non lu sur la bibliothèque de l'autre. Le premier ne s'en rendra probablement pas compte, et le second l'oubliera très vite. Jusqu'à l'arrivée, un jour, d'un troisième compère. Qui en voyant l'ouvrage sur la bibliothèque du second, ne pourra que s'extasier sur sa culture, et s'enquiérir de la valeur de l'ouvrage, pour se voir invariablement répondre...

"QUE-WAAAA ? Tu l'as pas lûûûû ? Hân, mais c'est un incontournââââble !"

La boucle est bouclée, la non-culture aussi. Et quelque part, sur une étagère, un livre pleure des larmes d'encre, espérant un jour être lu. Même dans le monde du papier il y a des gros et des vieilles filles. L'amour des livres, lui, est pourtant bel est bien aveugle.

Lisez.

La citation du jour : "Tu m'as fait pleurer p'tit con"
La citation du jour bonus : "J'avoue, toi aussi"
La chanson du jour : For Emily, Whenever I May Find Her, Simon and Garfunkel, "What a dream I had"

Même si les frontières ne sont pas les mêmes dans mes yeux et les leurs, la vie est belle !

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